dimanche 9 mars 2014

1/ Les déracinés



Couverture du livre "Libre comme le plomb"




Les disparus ont clairsemé le petit bois familial. À la place des déracinés, 
les souvenirs poussent d’autant plus vifs qu’ils sont anciens. 
J’ai choisi parmi eux les mauvaises herbes, 
dont certaines ont quelques vertus soignantes, 
pour décrire ce qui n’était  qu’un amas enchevêtré 
de culpabilités, de désenchantements, 
mais aussi d’insouciance. 


Ma famille




Rabat intérieur de la couverture

Le sens des mots s’est usé comme les plombs dans la casse du typographe. Les caractères avaient trop servi. Les imprimer une fois de plus aurait noyé les mots dans leur tache d’encre. Il fallait donc se coudre la bouche quelques temps et chercher à dire autrement. Je changeai d’état en substituant un mot par un autre. 
L’aiguille du pick-up sortait du sillon de sa rengaine cent fois creusé et découvrait la suite d’une histoire gravée en moi. J’étais à nouveau libre comme le plomb.
Mais ne croyez pas à ce récit même si tout est vrai car l’écriture manque sa cible. Elle vise les yeux fermés ce qui se dissimule en nous.
 La cible ne ressemble en rien à des cercles concentriques dont le centre serait l’ombilic ventriloque. Ses méandres éperdus sont le désespoir du chasseur.



Chaque homme pose un regard différent sur les femmes. Pour certains, il n’y aura pas de transformation de la pulsion de voir. L’œil muni de griffes saisira sa proie sans le moindre état d’âme. D’autres plus cultivés, verront la femme à travers différents prismes. Sommaires comme des calendriers pour routiers ou travaillés par l’esthétique tous ces calques fantasmatiques recouvriront les vérités des femmes. 
L’image ne résume pas la réalité d’un être. Seuls le temps et l’attention permettent de s’en approcher. Notre connaissance est bridée par les limites de nos sens, de notre intelligence et de nos intuitions. Il ne s’agit pas de saisir ou d’être saisi par l’autre mais de multiplier son approche pour se perdre dans ses rues que l’on croit familières. 
Même s’il semble impossible d’y parvenir, ne pas essayer nous réduirait à une insupportable ignorance qui se mesure en désastres.

p. 10 " L'homme est l'architecte de sa destruction. Pour la dominer il devance toutes les castrations qui le menacent et les offre en sacrifice. Oedipe ignorait qu'il était aveugle de naissance, comme tous les hommes confrontés au sexe."


Oedipe Roi de Pier Paolo Pasolini

Adam et Eve peints par Masaccio


p. 14 " L'étreinte m'a apporté une richesse que les femmes ne soupçonnaient pas détenir."
p. 15 " Il a suffi qu'elles déclenchent  ma passion d'aimer, même mal, pour que naisse en moi une infinie reconnaissance sur laquelle le temps n'a pas de prise. "

L'étreinte de Pablo Picasso
p. 15 " Agée de treize ans, Haninah, ma mère, fut mariée à Nissim son cousin germain. Son père, qui venait de divorcer, quitta le Maroc pour la France avec le jeune couple. Ma mère fut enceinte six mois après. Elle jouait encore à la poupée quand elle arriva en France et considérait mon père, de quinze ans son aîné, comme son propre père. "

p. 18 " « Gœtzmann, à la gueule de brute, aux grosses pattes d’assassin, et sa maîtresse Jeanne Hermann, à l’air sournois, ont fait reculer les bornes du sadisme et de l’horreur. » Le journaliste transcrivit les propos de ma mère : «  Madame Chriqui dit en sanglotant : Le boiteux ne m’a pas laissé une minute pour donner une tétée au petit qui criait de faim. Ils m’ont emmenée avec mes enfants et ont dit en arrivant dans l’immeuble de la Gestapo : " Je porte une famille de six, donnez-moi la clé de leur appartement." J’ai été déportée à Drancy et je n’ai plus su ce qu’étaient devenus mes enfants. » Un garde est obligé d’arracher madame Chriqui à la barre. La femme éplorée saisit son enfant dans ses bras, le tend vers les juges et hurle : «Voilà l’enfant qu’ils ont arrêté à l’âge de quatre mois ! »  
Article du Progrès de Lyon sur le procès.



Goetzmann et Jeanne Hermann furent pendus après leur procès .



p. 19 " Malgré tout, mes premières années furent paisibles. Mon père creusait sur le terrain derrière le café, le sous-sol d’une maison qu’il n’a jamais construite, et moi je tentais de faire pousser des bananiers en enfouissant sous le gravier des peaux de banane. En milieu d’après-midi, après avoir arrosé la cour, ma sœur Rachel m’installait sur un banc, et j’attendais sagement qu’elle distribue un caramel à chacun des enfants qui se trouvaient là. "
Dans la cour, des parpaings attendaient pour une maison jamais construite. 


       Une séance chez le photographe. Ma mère a changé de robe alors que 
       mon père a gardé le même costume. Quand il penche un peu la tête  
        vers elle, elle se redresse et quand elle penche la tête vers lui,
        il se redresse. 

" Pour les costumes, on dirait qu'ils portent des vêtements des années 1936 ou tout début 40... Sur la première photo sa robe est faite en tissu cloqué (c'est un tissu en soie avec un motif peut-être en velours, donc peut-être un velours de soie.) Les manches style moyen-âge et le galon qui est placé en dessous de la poitrine comme un long collier, accentue le côté moyen-âgeux et un peu théâtral. En fait, ça me fait plutôt penser aux vêtements que portaient les femmes du maghreb au 19eme siècle, surtout le haut.Pour la deuxième robe il y a de très jolis empiècements à plis accordéons à l'endroit des poches et du col ainsi que les boutons très décoratifs sur les manches gigots. La longueur des robes, mi-mollets tout simplement. Pour le tissu on dirait du crêpe. C'est un lainage fin qu'on utilisait beaucoup à cette époque.Le costume de ton père, la veste courte et grand col, est certainement confectionné en  lainage avec une fine rayure à 'espacement large, très années 30 aussi, ainsi que la largeur du pantalon." Chantal.



p. 19 Mon père contracta la tuberculose sur le chantier du tunnel de la Croix-Rousse à Lyon. La peur de la contagion obsédait ma mère. Chacun de nous possédait ses propres couverts. Avant chaque repas, elle saisissait sur l’évier un gros savon de Marseille et me passait sur le dos des mains sa face détrempée et blanchâtre. Ses pouces me massaient doucement les paumes et les doigts. Sept bracelets s’entrechoquaient légèrement à son poignet et rythmaient les semaines. Une fois les mains rincées à l’eau froide, elle les enveloppait d’un torchon propre et les frottait pour les sécher.


Mon père fit de longs séjours dans un sanatorium à Hauteville





p. 21 Ma plus jeune sœur prenait prétexte d’aller se promener avec moi pour rencontrer son amoureux. Il s’arrêtait souvent pour l’enlacer. Je restais en arrière. Puis elle me disait : « Tu dis rien à maman, hein ? » 
Son petit ami d’origine kabyle était très apprécié  comme client, mais fut rejeté par mes parents quand ils apprirent que ma sœur était enceinte de lui. Ma mère l’envoya dans une pension pour filles-mères jusqu’à ce qu’elle soit en âge de se marier, et pleura littéralement de désespoir pendant plusieurs semaines. Une Juive avec un Arabe, rien de pire ne pouvait arriver. 


Ma soeur Jeanine et son amant et futur mari 



p.21 Pourtant, dans ce café pour immigrés, comment pouvais-je percevoir la moindre différence entre un travailleur juif et un travailleur arabe ? Ils mangeaient les mêmes plats, parlaient la même langue, écoutaient la même musique de Oum Kalsoum à Blond-Blond et jouaient un peu d’argent au 421 à l’heure de l’apéritif. 





La chanteuse Oum Kalthoum Ibrahim al-Sayyid al-Beltagui




p. 22 Je me souviens des derniers jours passés à Saint-Fons. Ma mère et ma sœur se lavaient accroupies au-dessus de deux cuvettes émaillées. J’entends encore le bruit grinçant des cuvettes sur le carrelage, chahutées par les chevilles. D’une main, elles tenaient le bas de leur combinaison de rayonne mise en boule à la taille et s’aspergeaient le sexe en parlant. Des touffes de poils noirs et luisants roulaient entre leurs doigts. C’est à ce moment que l’on apprit à la radio la mort d’une violoniste et de Marcel Cerdan dans un accident d’avion le 28 octobre 1949. 







p. 23 Je passais les journées avec ma mère ou sur la place. Elle me surveillait du balcon où étaient accrochées les trois lettres de métal peint du mot « kasher » en hébreu. Elle ne voulait plus être séparée de moi et m’envoya à contrecœur à l’école à l’âge de huit ans. Le premier matin de la rentrée, la maîtresse gronda une enfant de la classe et la gifla. Je demandai à aller aux toilettes et me suis enfui pour retourner chez moi. 





p. 24 Le père de mon copain Louis était le gardien du jardin Saint-Pierre en plein cœur du musée des Beaux-Arts, une ancienne abbaye. Grâce à lui, le soir après la fermeture, nous allions jouer dans les nombreuses salles de ce musée. Nous pouvions courir et voir, de part et d’autre, défiler à toute allure des spectacles peints de différentes époques. Nous regardions en ricanant les femmes représentées sur les tableaux. Pour nous, elles n’étaient pas des personnages de la mythologie ou de l’Histoire mais avant tout des femmes nues. Nous leur trouvions de beaux visages, mais bien trop grosses et pas assez bronzées à notre goût. Comme dans la revue Paris-Hollywood nous nous demandions pourquoi elles n’avaient pas de « poils à la chatte ». 

Couvertures de la revue Paris-Hollywood





A gauche "L'automne" de Puvis de Chavannes exposé au Musée des Beaux-Arts de Lyon. A droite deux modèles de Paris-Hollywood. Revue coquine des années 60. L'esthétique ne s'éloigne pas de celle de la danse classique, de l'étirement des corps condamnés à être gracieux.





                                        Femme caressant un perroquet peinte par Delacroix






p. 24 Ces premières images ont sans aucun doute influencé ma perception des femmes. Il m’arrivait la plupart du temps de considérer celles que je rencontrais bien trop belles pour moi et par conséquent inaccessibles. J’avais intégré le caractère intouchable des beautés étranges qui s’offraient sur les tableaux. Leur feu aux joues et la clarté aveuglante de leur poitrine étaient mis à distance par un cordon de protection, une défense de toucher. S’ajoutait à cet interdit la souffrance inhérente à toute privation, surtout quand aucune dimension morale et esthétique ne venait atténuer mon renoncement. Nous désirions l’impossible : embrasser des créatures tenues éternellement à distance. Nous étions des oiseaux crédules qui venaient picorer les raisins peints par Zeuxis.
Seul le petit visage bariolé de la Tête de femme Méduse de Von Jawlensky me fascinait sans aucune tristesse. Il était des nôtres. Je pouvais plonger mon regard dans les petits lacs de ses yeux sur lesquels les Indiens passaient en canoë. J’ai souvent  reproduit ce visage quand je me suis mis à peindre à l’âge de vingt-cinq ans. 



En haut, la tête de Méduse de Von Jawlensky
en bas une de mes premières peintures


Certaines peintures, comme celle de Cranach, Géricault ou Philippe de Champaigne 
semblaient nous juger ou nous accuser.


p. 26 L’oncle Joseph était parti au Canada faire fortune. Après avoir exercé le travail d’éboueur, démoralisé par la neige et la glace, il revint bredouille, mais me rapporta une coiffe à plumes et à mes sœurs des oreillettes en fourrure. Ma mère avait teint en rouge un vieux pyjama à rayures et confectionné avec du carton des franges et des décorations. Sur une photographie et contrairement à mon habitude, je me tiens droit entre deux de mes copains, les jambes plantées comme un tipi. Je suis le chef, car j’ai le plus grand nombre de plumes sur la tête. Nouée à ma taille, pend une petite darbouka. Mon nom est Rattle Snake. Nos chevaux sont derrière nous dans la fontaine Bartholdi. 




p. 27 A l’âge de huit ans mes premiers sentiments amoureux s’éveillèrent pour Brigitte Fossey dans le film Jeux interdits. Cette joliesse qu’affectionnent les vieux généraux et les dictateurs, ces filles « blondes comme les blés aux yeux bleus comme le ciel » me renvoyaient à la douleur que j’éprouvais le matin quand le soleil me regardait, menaçant. Plus il brillait, et plus il dévoilait aux yeux des autres mes imperfections et trahissait mon mal de vivre. 

Brigitte Fossey






p. 28 Entre les Juifs venus de l’Est et ceux d’Afrique du Nord le fossé était immense. Pour les Ashkénazes, nous n’étions ni plus ni moins que des Arabes. Une petite fille d’origine polonaise me plaisait beaucoup. Ses yeux bleus et le parfum naturel de ses cheveux dilataient tout mon être. Un jour, j’étais resté trop longtemps à regarder la télévision chez elle. Ma douce torpeur annulait toute notion de durée. Ma sœur Rachel, folle d’inquiétude vint me chercher et me gifla pour la première fois. Elle en éprouva longtemps des remords. L’angoisse de me perdre ne put retenir son geste.








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