jeudi 1 mai 2014

10/ Enfants


"L'inquiétude que nous inspire pour l'avenir, la tendresse trop passionnée d'un être destiné à nous survivre." 
Marcel PROUST, "A l'ombre des jeunes filles en fleurs."



p. 94 et 95. Mon premier enfant est venu au monde l’été de la canicule de 1976. Le ciel était blanc depuis plusieurs mois. La chaleur suffocante avait crée au fil des semaines une brume uniforme qui retenait l’air brûlant la nuit comme le jour. Je tombai malade d’une étrange maladie quelques semaines avant l’accouchement de ma femme. La même névrose était à l’œuvre. Entre l’instant présent et la date de la délivrance, je me sentais menacé par la mort, persuadé que je ne verrais pas grandir mon enfant. Alors qu’autour de moi, tous étaient harassés par la chaleur consternante sous un ciel voilé, dès que j’avalais la moindre nourriture avec dégoût, mon sang se glaçait et je me sentais envahi par le froid. Je compris alors ce qu’était la subjectivité des perceptions. Je pouvais grelotter en pleine canicule. Il me fallut attendre presque une année pour voir ces symptômes s’éloigner. Je pouvais croire à nouveau que je verrais mon enfant grandir.









Quand l’enfant apparut, il ressemblait à un  petit bouddha à la tête sereine 
et au nez camus, le tout de couleur mauve. 
Sur cette photographie, ma fille  fait l'apprentissage 
des premiers déplacements de tortue



































Texte dit dans la vidéo :

 Tombe la neige

Adam O attend Eve A

Eve est l'alpha

Adam l'oméga

Avec elle tous les commencements sont possibles.

Avec lui, toutes les fins sont à craindre.

Il voudrait qu'elle vienne

Il en serait heureux

Mais il désire qu'elle ne vienne pas

Il en serait apaisé.

Elle s'angoisse à petit feu

d'une flamme qui peu à peu

S'éteint

Comme une main 
Referme ses doigts
Sur de la neige qui se morfond.










     








                                        Photographie d'Izis Bidermanas
                


A ceux qui aiment la répétition, je leur dis : souvenez-vous, vous étiez au manège, sur un cheval, 
un cochon ou un coq. A chaque révolution, sur une musique d'orgue de barbarie, 
votre mère réapparaissait, transie par l'automne. Vous la regardiez et elle vous regardait. 
Vous étiez rassuré. Quand le manège s'arrêtait, toujours trop tôt, il y avait peu de chance 
qu'il le fasse devant la chaise de votre mère. Vous la cherchiez du regard, inquiet jusqu'à 
ce qu'elle vienne à vous et vous aide à descendre, écrasée par votre petit corps qui glissait 
le long du sien en accrochant les boutons de son manteau avant de toucher le sol vertigineux.










         La tête du père est prise entre deux arbustes à faire pousser. La chemise à damier  accueille un petit pull bombé de sillons. De jeux de dames en jeux d'échecs, le père n'a pour sein qu'une prothèse qu'il faudra ajuster, détachée du corps, arrachée des pectoraux. Un pauvre sein entre thermos et obus sous le regard circonspect mais impatient de l'enfant qui a faim.       



Il n’y a pas de siège particulier de la mémoire en nous. La violence d’un événement s’inscrit dans chaque cellule du corps. Au moment du traumatisme ce ne sont pas certains sens qui sont sollicités pour évoquer plus tard une vision, un toucher, un regard, une odeur. C’est la globalité de l’être qui reçoit à cet instant précis, plaqué en de milliards de notes, l’accord dissonant du traumatisme.

J'ai vécu un évènement dévastateur avec ma fille Lucile. Elle avait un peu plus d'un an. Bien que ce souvenir appartienne à un passé lointain, il ne cesse d’être présent. Je repeignais une porte posée sur des tréteaux devant la maison de campagne que nous avions acquise dans l’Orne. Ainsi, je pouvais surveiller ma fille qui jouait tout près de la mare où elle trouvait un peu d’ombre sous deux saules pleureurs. Un ami qui faisait des travaux dans la maison m’appela pour me montrer  ce qu’il venait d’achever. Je me permis de quitter du regard ma fille une minute, peut-être deux. Quand je suis ressorti de la maison, elle flottait sur le ventre, inerte. Je me suis précipité vers elle tout en appelant mon ami. Nous l’avons sortie de la mare, secoué, et elle a craché de l’eau. Elle était dans mes bras, inerte. Son corps était froid, son visage blême et ses lèvres violettes mais elle se remit à respirer normalement sans rouvrir les yeux. Je l’ai couchée et j’ai veillé sur elle jusqu’au lendemain matin. Je fus pris d’une détresse que rien ne pouvait atténuer. Si nous avions échappé au pire, mon imagination ne cessait de ressentir les effets d’une catastrophe qui n’avait pourtant pas eu lieu. Le lendemain matin ma fille se réveilla souriante, reprit son seau et se dirigea en dodelinant vers la mare pour jeter du pain aux canards.

       Plus de vingt ans après, cette vision me hante et tout ce qui s’y rapproche, que ce soit dans la réalité ou dans la fiction me ramène à cet évènement.


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