dimanche 25 mai 2014

15/ Marie-Françoise


" J’avais un bon emploi dans l’industrie pharmaceutique. J’ai été licenciée économique et je n’ai plus retrouvé de travail. Pour échapper à la misère une amie m’a conseillé de passer une annonce qui proposerait des massages. Je vis et travaille depuis quinze ans dans cette petite pièce de sept mètres carrés. Je fume tout le temps, ça me calme. Je n’aère pas ma chambre, j’aime bien vivre dans le brouillard de la fumée. Je reste toute la journée en combinaison, les mules aux pieds. J’attends que le téléphone sonne et réponds aux questions d’un futur client sur le tarif et ce qu’il a droit pour ça. Certains appellent juste pour le plaisir de parler sale. Celui qui est d’accord, je lui donne mon adresse et mon nom. Il ajoute parfois : 
-  Mais vous êtes pas un homme au moins ? 
-  Non, c’est la cigarette qui m’a rendu la voix grave. "




p.113 Les mots ne suffisent pas à rendre compte de l’absence d’un corps et de la qualité d’une âme. Les rituels consacrés aux morts sont sans doute l’un des fondements de l’art, car ils déclinent les formes tragiques de reconstitution de l’absent et de sa réapparition autant souhaitée que redoutée. 
J’ai donc écrit un livret sur Marie-Françoise disparue, un hommage personnel sans attache à une quelconque croyance, à la croisée de la critique sociale et de la nécessité de se souvenir. Il subsiste à propos de Marie-Françoise une mémoire plurielle, le réseau de ses clients, des habitués, qui un jour ont comme moi frappé à sa porte, mais pour d’autres raisons. Comment est-ce possible ? Elle était toujours là. Il suffisait d’appeler comme le faisait cet homme de plus de quatre-vingts ans qui venait la serrer dans ses bras après la mort de sa femme. Ce fut sans doute pour eux comme si leur boulangère avait tiré son rideau de fer. Comme si tous ces gens qui nous rassurent sur les vestiges de la stabilité du monde renonçaient à la permanence de leur travail, à la somme des habitudes. La fin de l’éternelle charcutière un peu rouge, de la boulangère aux yeux cernés et du marchand de journaux un peu antipathique, marque l’effacement des repères. Les voisins que j’ai interrogés m’ont dit qu’ils avaient parfois aperçu Marie-Françoise, mais n’avaient pas de contacts avec elle. Ils ne la connaissaient pas et ne savaient rien de ses activités. Le gérant de l’immeuble m’a confirmé qu’elle n’avait aucune famille. 






14/ Danse butô

p. 104 Je vis danser Miyuki pour la première fois à la sortie de l’hiver. J’étais arrivé en avance pour voir son spectacle de danse Butô à Montreuil. Une porte métallique ouvrait sur une impressionnante enfilade de locaux vétustes, des anciens ateliers convertis en salle de répétition, activités associatives et dépotoirs de meubles divers. Cette traversée de locaux débouchait sur une petite cour encombrée de matériaux tels que bois, tuyaux, verres cassés, bâches de plastique noir, d’où se dressait un vieil escalier de bois planté dans une végétation sauvage. Je n’ai pas aperçu d’emblée au pied de l’escalier un corps nu, frêle et accroupi. C’était elle qui se concentrait avant sa danse sous une pluie froide. J’eus le sentiment que tout se jouait là. Que le spectacle ne pourrait dépasser l’intensité de cette vision. 






p. 105 Quelques instants après, les spectateurs furent invités à gravir l’escalier qui donnait accès à une salle au vieux plancher de bois. Des bancs artisanaux ceinturaient le lieu plongé dans la pénombre de la grisaille du temps. Je me suis assis. J’avais froid. Elle est apparue dans l’embrasure de la porte. Elle fit lentement quelques pas pour s’approcher du centre de la pièce sans que l’on s’aperçoive de son déplacement. Debout, les avant-bras légèrement relevés, elle se mit à moduler ses tremblements. Son visage restait immobile, sans battements de paupières. Pendant près d’une heure, elle offrit aux regards des spectateurs saisis par le froid, l’image d’une statue incarnée. Seuls ses avant-bras s’étaient abaissés.



p. 106 En haut de l’escalier de lourdes feuilles d’un arbuste traversaient la rambarde. Elle s’est mise à les sentir, à les ressentir. Elle y engagea le visage comme un chat jouerait de son museau. Elle leur sourit. 



13/ Les belles endormies

P. 102 Je me souviens d’un travail sur Les Belles Endormies de Kawabata. Dans une pièce en plein jour, j’avais posé deux draps sur le sol. Les jeunes femmes s’allongeaient habillées au centre du drap. Je les recouvrais et leur demandais de fermer les yeux. Il m’est arrivé de leur parler alors qu’elles étaient encore étendues et qu’elles n’éprouvaient pas le besoin de se redresser, de se relever. Elles restaient alanguies, presque somnolentes. Je me dissolvais dans l’espace de leur abandon, j’étais à l’abri de l’autre côté de leurs paupières closes. Elles me parlaient de leurs peurs enfantines, du peu de tendresse reçue, de l’attente d’une lueur qui entrebâillerait la nuit par quelques mots rassurants. J’étais loin d’imaginer que je retrouverais ce dispositif en massant. Des corps presque nus, recouverts d’un tissu de coton et mes mains se substituant à mon regard.





dimanche 11 mai 2014

12/ D'ordinaire la beauté


P. 95 D’ordinaire, la beauté s’étale dans les magazines, sur les panneaux des villes ou bien encore dans les musées. Elle se compile en fragments, et par de savants Meccano offre l’illusion de la perfection. Moi, j’étais bouleversé par la beauté ordinaire des femmes sans fard, éclairées par une fenêtre banale. Nous partagions cette lumière commune que je pouvais moduler à l’aide d’un rideau ou selon les caprices des nuages. Cette  beauté  me touchait aux larmes. Lorsque je révélais des clichés, à peine éclairés par une lumière rouge, ces noyées réapparues à la surface du bain m’offraient un dialogue silencieux qu’aucune intimité secrète n’aurait pu égaler. 




Sa conscience respire
Les sanglots restent en bordure
Elle souffle un peu, elle souffle encore
Elle fait son sac
Elle y met des mots
Elle y met son ventre futur
Elle dilate son ombilic et met à nu
Ce qui lui reste de cordon
Elle y met son âme
Qu'éclate la première épingle venue
Que la moindre pointe pique au sang

Elle ravaude les trous de mémoire 
Un dé au doigt.

Safietou et sa soeur Khady


Khady

Rachel, la compagne du peintre Roger Eskenazi






La compagne d'Alexandre Kaïdanovski qui interprétait Stalker
dans le film de Tarkovski        

       

Deux plasticiennes

Laurence, modèle professionnel


P. 101 J’étais persuadé que le désenchantement et l’ennui finiraient par inscrire dans tout corps, dans tout visage, une forme de beauté. Comme si l’ennui était le prélude à l’intelligence sous forme d’interrogation  sur le temps perdu.
P. 103 Sans que le modèle s’en aperçoive, par ses déplacements infimes, il arrivait que l’image d’un tableau vienne comme un calque se poser sur ses apparences. Je lui disais : « Ne bougez pas, restez comme vous êtes. » Le modèle restituait l’ennui de l’enfance lorsque les jouets ne se prêtent plus au jeu. Il ressortait de ces clichés le désenchantement et la tristesse de La Bethsabée de Rembrandt. 











Peggy Dautel, comédienne


La mère en figure de proue. La fille embarquée, en route vers 
les fardeaux du passé.


C'est décidé, je vais t'emmener chez moi. A dos d'homme. Je trouverai d'autres vêtements, jamais assez beaux pour toi et tu n'auras pas froid. Le soir venu tu te coucheras près de moi. Ma chaleur deviendra tienne et nous dormirons les yeux grand ouverts en regardant sur les murs l'ombre des rideaux dessinée par la lumière des lampadaires. Le matin à mon réveil tu auras déjà les yeux sur moi. Tu auras veillé sur ma nuit, immobile et silencieuse, les paupières cousues aux arcades sourcilières.

jeudi 1 mai 2014

10/ Enfants


"L'inquiétude que nous inspire pour l'avenir, la tendresse trop passionnée d'un être destiné à nous survivre." 
Marcel PROUST, "A l'ombre des jeunes filles en fleurs."



p. 94 et 95. Mon premier enfant est venu au monde l’été de la canicule de 1976. Le ciel était blanc depuis plusieurs mois. La chaleur suffocante avait crée au fil des semaines une brume uniforme qui retenait l’air brûlant la nuit comme le jour. Je tombai malade d’une étrange maladie quelques semaines avant l’accouchement de ma femme. La même névrose était à l’œuvre. Entre l’instant présent et la date de la délivrance, je me sentais menacé par la mort, persuadé que je ne verrais pas grandir mon enfant. Alors qu’autour de moi, tous étaient harassés par la chaleur consternante sous un ciel voilé, dès que j’avalais la moindre nourriture avec dégoût, mon sang se glaçait et je me sentais envahi par le froid. Je compris alors ce qu’était la subjectivité des perceptions. Je pouvais grelotter en pleine canicule. Il me fallut attendre presque une année pour voir ces symptômes s’éloigner. Je pouvais croire à nouveau que je verrais mon enfant grandir.









Quand l’enfant apparut, il ressemblait à un  petit bouddha à la tête sereine 
et au nez camus, le tout de couleur mauve. 
Sur cette photographie, ma fille  fait l'apprentissage 
des premiers déplacements de tortue



































Texte dit dans la vidéo :

 Tombe la neige

Adam O attend Eve A

Eve est l'alpha

Adam l'oméga

Avec elle tous les commencements sont possibles.

Avec lui, toutes les fins sont à craindre.

Il voudrait qu'elle vienne

Il en serait heureux

Mais il désire qu'elle ne vienne pas

Il en serait apaisé.

Elle s'angoisse à petit feu

d'une flamme qui peu à peu

S'éteint

Comme une main 
Referme ses doigts
Sur de la neige qui se morfond.










     








                                        Photographie d'Izis Bidermanas
                


A ceux qui aiment la répétition, je leur dis : souvenez-vous, vous étiez au manège, sur un cheval, 
un cochon ou un coq. A chaque révolution, sur une musique d'orgue de barbarie, 
votre mère réapparaissait, transie par l'automne. Vous la regardiez et elle vous regardait. 
Vous étiez rassuré. Quand le manège s'arrêtait, toujours trop tôt, il y avait peu de chance 
qu'il le fasse devant la chaise de votre mère. Vous la cherchiez du regard, inquiet jusqu'à 
ce qu'elle vienne à vous et vous aide à descendre, écrasée par votre petit corps qui glissait 
le long du sien en accrochant les boutons de son manteau avant de toucher le sol vertigineux.










         La tête du père est prise entre deux arbustes à faire pousser. La chemise à damier  accueille un petit pull bombé de sillons. De jeux de dames en jeux d'échecs, le père n'a pour sein qu'une prothèse qu'il faudra ajuster, détachée du corps, arrachée des pectoraux. Un pauvre sein entre thermos et obus sous le regard circonspect mais impatient de l'enfant qui a faim.       



Il n’y a pas de siège particulier de la mémoire en nous. La violence d’un événement s’inscrit dans chaque cellule du corps. Au moment du traumatisme ce ne sont pas certains sens qui sont sollicités pour évoquer plus tard une vision, un toucher, un regard, une odeur. C’est la globalité de l’être qui reçoit à cet instant précis, plaqué en de milliards de notes, l’accord dissonant du traumatisme.

J'ai vécu un évènement dévastateur avec ma fille Lucile. Elle avait un peu plus d'un an. Bien que ce souvenir appartienne à un passé lointain, il ne cesse d’être présent. Je repeignais une porte posée sur des tréteaux devant la maison de campagne que nous avions acquise dans l’Orne. Ainsi, je pouvais surveiller ma fille qui jouait tout près de la mare où elle trouvait un peu d’ombre sous deux saules pleureurs. Un ami qui faisait des travaux dans la maison m’appela pour me montrer  ce qu’il venait d’achever. Je me permis de quitter du regard ma fille une minute, peut-être deux. Quand je suis ressorti de la maison, elle flottait sur le ventre, inerte. Je me suis précipité vers elle tout en appelant mon ami. Nous l’avons sortie de la mare, secoué, et elle a craché de l’eau. Elle était dans mes bras, inerte. Son corps était froid, son visage blême et ses lèvres violettes mais elle se remit à respirer normalement sans rouvrir les yeux. Je l’ai couchée et j’ai veillé sur elle jusqu’au lendemain matin. Je fus pris d’une détresse que rien ne pouvait atténuer. Si nous avions échappé au pire, mon imagination ne cessait de ressentir les effets d’une catastrophe qui n’avait pourtant pas eu lieu. Le lendemain matin ma fille se réveilla souriante, reprit son seau et se dirigea en dodelinant vers la mare pour jeter du pain aux canards.

       Plus de vingt ans après, cette vision me hante et tout ce qui s’y rapproche, que ce soit dans la réalité ou dans la fiction me ramène à cet évènement.