vendredi 15 août 2014

20/ A mes soeurs chinoises

p. 146 J’ai connu Coco, la future patronne du Shanghai Beauté, dans le salon de Lisa Relax où elle était simple employée. Elle m’annonça un jour qu’elle prenait sa retraite et qu’elle retournait en Chine. En réalité elle préparait sa propre affaire. Quelques semaines après, Coco m’appela pour me donner rendez-vous à la station de métro Les-Boulets-Montreuil. Elle m’entraîna rue Alexandre-Dumas pour me faire visiter son salon. Je fus présenté à Nuage, un ancien mannequin qui tenait le rôle de caissière. Elle savait que je suivais des formations en massage indien et me demanda d’en faire la démonstration. C’est ainsi qu’elle m’a proposé de travailler avec l’équipe. 


Coco, Tina et Nuage




Portraits de Coco 

Il était important pour elle d’avoir une clientèle féminine pour rassurer les gens du quartier. Ce n’était pas la seule raison. Selon les masseuses, les clientes étaient très exigeantes, ne demandaient aucun supplément et ne laissaient pas de pourboires. 
J’eus le privilège de travailler et de partager la vie du salon. Contrairement aux reportages racoleurs, ce n’est pas en caméra cachée que j’y suis entré. Comme elles, je préparais les cabines, je partageais les mêmes repas, et comme elles, il m’arrivait de servir de cobaye pour des démonstrations de techniques du massage Tui Na. 


Nuage massant Coco

À Paris, les salons se présentent souvent sur le même modèle. Il en existe des centaines. Ils sont conçus à partir de petites boutiques donnant sur rue. Souvent la cave est restaurée, et un petit escalier de bois à pas alternés permet d’y accéder. 


La vitrine du salon
Des artisans chinois ou coréens sont chargés des travaux. Après la pose des cloisons qui vont former les cabines, de grands carreaux clairs couvriront le sol. Il reste peu de place pour une salle d’eau et des sanitaires. Le coin cuisine, la douche et les toilettes sont disposés en enfilade et ne sont séparés d’aucune cloison. J’ai même vu dans un salon un robinet d’eau qui s’écoulait directement dans la cuvette des toilettes pour remplacer le lavabo. Sur la vitrine sont plaquées des planches d’anatomies avec les points d’acupuncture. Elles servent à masquer l’intérieur. Un fauteuil pour le massage des pieds, un matériel de manucure qui ne sert jamais, donne à l’entrée un air d’institut de beauté. Peu de femmes viennent pour les soins. La clientèle est essentiellement masculine. Il y règne une odeur des plats cuisinés qui se mêle l’été à celle des transpirations et des déodorants. Coco prépare les repas pour tout le monde chez elle le soir, et les apporte le matin. Les filles les réchauffent à toute heure de la journée dans un four à micro-ondes. Quand un client franchit la porte, l’une d’elles, forcément souriante, lui tend la carte des soins : « Bonjour, c’est pour un massage ? Massage chinois, massage indien, massage coréen, massage thaïlandais ? »
Le client opte le plus souvent pour le moins cher. D’ailleurs les filles appliquent les mêmes gestes, quel que soit le choix du client. Certaines prestations, moyennant un supplément, sont dispensées sur un matelas au sol et le client est plus libre de ses gestes pour tenter de caresser la fille.


Tina en bas de l'escalier

Quand le client entre dans la cabine faiblement éclairée par des plafonniers aux couleurs changeantes, la fille lui indique le portemanteau toujours branlant et mal fixé sur des cloisons creuses. Au mur, un immense éventail peint sert de décoration. Sur une petite étagère se trouve une horloge électronique, de l’huile dans un récipient en plastique et la pile de feuilles de papier prédécoupé. Pour économiser, la plupart des patronnes, demandent aux masseuses de dédoubler la feuille. Elle sera posée sur la serviette éponge qui recouvre la table, si bien qu’au premier mouvement la feuille se déchire et le client se trouve au contact de la serviette qui sera réutilisée plusieurs jours d’affilée. Le chauffage électrique est branché à la dernière minute. Si le client ne se plaint pas du froid, la cabine restera sans chauffage. Après le massage, la serviette éponge est repliée et rejoint la pile de linge propre à l’entrée. Sous la table est glissée une boîte de mouchoirs en papier qui serviront à essuyer le sperme sur le ventre des clients. On voit sortir les filles avec les petites boules de mouchoirs. Elles vont directement les jeter dans les toilettes et tirent la chasse pendant que le client se rhabille. Quand les salons sont contrôlés et fermés quelque temps pour proxénétisme, les filles changent de technique. Elles ne massent plus le sexe du client. Elles aspergent son sexe d’huile, et si le client en a envie, il se libère lui-même. Il repartira ensuite avec la boule de papier qu’il glissera dans son sac ou dans sa poche. Si le client demande un thé, il le prendra à l’entrée. Les verres en plastique jetable sont lavés et réutilisés. Les grandes feuilles de papier sont récupérées, à nouveau pliées et mises de côté dans un placard. Le soir, formées en patins, elles serviront à nettoyer le sol. 


Tin-Tin se repose sur une table de massage entre deux clients.

Le massage commence par le dos. Les filles ont appris quelques phrases. À Shanghai Beauté, je les aidais à répéter correctement : « Ça va Monsieur ? Vous voulez un massage doux, fort ? » Les techniques sont différentes selon les filles. Pour dire ces mots, les plus rusées s’approchent de l’oreille du client et les chuchotent en laissant traîner leurs cheveux sur son cou. Après le massage du dos très répétitif, les jambes sont vite expédiées avant les effleurements insistants entre les fesses. Le client se cabre puis se retourne. Généralement il est en érection. Quelques mouvements à l’intérieur des cuisses introduisent la question : « Vous voulez là ? » S’il est d’accord, elle lui demande : « Vous donnez combien ? » Ou bien : « Vous donnez un petit cadeau ? » Le client aguerri propose le tarif syndical conseillé sur les forums qui traitent de la question des salons. La fille fait la moue et demande dix euros de plus. Le client généralement refuse et la fille lui répond : « D’accord. »
Elle peut renégocier le prix si un client lui demande de toucher ses seins ou de passer sa main sous la jupe. La plupart d’entre elles refusent et disent en s’excusant : « La patronne n’est pas d’accord. » Mais pour quelques-unes, leur argument s’effondre si le supplément dépasse cinquante euros. Dernièrement certains salons ont fermé pour avoir permis aux filles de pratiquer la finition. Aux yeux des autorités, cette pratique est plus grave que le massage naturiste. Pourtant ce dernier augmente la vulnérabilité des masseuses. Elles sont totalement nues et massent avec différentes parties de leur corps. Les salons peuvent donc ouvertement faire état du massage naturiste, et ne pas être inquiétés par les descentes de police.
Le code vestimentaire permet de connaître le degré de touchabilité des filles. Certaines portent un blue-jean ou un short avec des collants. Ce sont les nouvelles qui n’ont pas encore essuyé les foudres de la patronne. Quand elles sont engagées, les étudiantes ne savent pas qu’elles devront aller au-delà du massage. Dans un premier temps elles sont choquées, et la patronne envoie pour les dix dernières minutes une ancienne qui se chargera de la finition. Elles assisteront plus tard à la manœuvre et apprendront ce qu’il faut faire. Elles verront que l’ancienne empoche de vingt à cinquante euros en supplément et leurs dernières réticences finiront par tomber. Elles sont payées environ huit euros par massage. Ce qui leur fait en moyenne cinquante euros par jour. Elles ne perçoivent pas de fixe.
Si une nouvelle ne veut pas se maquiller, porter les robes achetées par la patronne, et si elle n’affiche pas un sourire permanent, la patronne connaît une technique pour la mettre au pas. Elle commence par repousser tous les arguments de la nouvelle, prétextant qu’elle est trop jeune pour connaître ce qu’est la vie et que les aînés ont toujours raison. Puis elle redouble de gentillesse et de prévention envers les autres filles, et rit avec ostentation. La nouvelle, piquée au vif, va démontrer qu’elle peut mieux faire que les anciennes. Il s’ensuit une métamorphose de sa présentation et de sa relation aux clients. Ses demandes de rendez-vous explosent et la patronne comprend qu’elle donne toute satisfaction, au-delà de ses espérances. 


Coco et Tina

Le dimanche, les salons sont ouverts. La patronne reste chez elle et téléphone sans cesse pour savoir qui travaille et qui ne travaille pas. Elle sait ainsi par recoupement ce qui se passe dans le salon. De nombreux clients paient en liquide. Elle veut s’assurer qu’il n’y a aucune fuite d’argent. Elle a aussi, parmi ses masseuses, une complice, qui est censée dénoncer tout détournement. 
Les plus jeunes n’ont pas vécu la même vie sexuelle que les anciennes. Dès qu’elles ont un moment, elles sont absorbées par leur ordinateur et regardent des films sur les chaînes chinoises. Les anciennes ont une approche plus rudimentaire du sexe de l’homme. Elles le branlent comme on fait lever des blancs en neige. Energiquement et brutalement. Elles font semblant de prendre du plaisir en soupirant très fort et en sortant un bout de langue qu’elles croient suggestif. Les plus jeunes tentent de s’amuser de la situation. Elles tirent une certaine fierté à voir se lever quand le sexe des hommes. Elles sont plus douces, ne monopolisent par leurs mouvements sur la verge, ferment les yeux et prennent un air inspiré. Issues de familles plus aisées elles n’ont pas exercé de travaux pénibles en Chine et leurs mains ne sont pas abîmées par des travaux pénibles dans les campagnes. 
Les filles doivent faire face à des demandes pressantes de clients très généreux. Il leur est souvent demandé une fellation. Selon leur vie sexuelle avant qu’elles n’entrent en salon, certaines ne voient pas où est le mal. Elles disent prendre du plaisir quand le client leur plaît. Si le client joue l’amoureux, il essaie de rencontrer une masseuse à l’extérieur du salon, lui offre le restaurant en espérant l’entraîner chez lui. Malheureusement, quand la fille est sortie du contexte du salon, les sentiments amoureux se transforment en jalousie. Monsieur ne supporte plus qu’elle fasse ça à d’autres hommes. Il voudrait qu’elle arrête son travail qu’il juge sordide. Il se prend pour le défenseur de la vertu. Elle répond : « Mais qui va payer mon loyer, qui va payer l’université, qui va envoyer de l’argent à ma famille ? » Certainement pas lui. 
Une jeune masseuse avait offert sa virginité à un client dont elle était amoureuse Il n’a pas voulu la croire. Elle était bien trop experte pour prétendre n’avoir jamais couché avec homme. J’ai assisté à la souffrance de cette fille désemparée pendant plusieurs mois. Elle attendit son retour, mais il ne revint pas.
L’usure de ce travail chez les jeunes femmes arrive plus vite que prévu. Quand elles massent sept ou dix clients par jour et en subissent les assauts, elles atteignent un premier stade de somatisation. Elles n’admettront pas qu’il est en relation avec ce qu’elles font, car quelle que soit leur activité, le travail intensif, même s’il frise l’esclavage n’est jamais contesté. Elles sont sujettes à des vertiges, des douleurs dans les membres, des éruptions de boutons de fièvre et de l’eczéma. Certaines d’entre elles n’ont pas de logement, vivent dans le salon et dorment la nuit sur une des tables. Elles ne quittent pas le salon de peur d’être contrôlées dans la rue et empruntent souvent des papiers d’identité qui ne leur appartiennent pas. Aux yeux de la police il faut croire que toutes les Chinoises se ressemblent.


Nuage avait posé en Chine pour certains magazines de mode.

Les masseuses européennes sont plus conscientes des dégâts causés par la demande impérative de masturbation et le travail incessant de recadrage du client. Si elles refusent, elles n’ont pas assez de clients pour subsister. Pour la plupart des hommes qui fréquentent les salons, un massage sans finition ne constitue pas une véritable libération. Contrairement aux femmes qui s’abandonnent aux bienfaits du soin, les hommes sont mis en tension dès les premiers gestes. Comme si l’afflux du sang ne connaissait d’autre circuit que celui qui le mène aux corps érectiles. Dans un premier temps les masseuses se protègent en essayant de s’absenter mentalement pendant le massage. Le corps de l’homme est apparenté à une cloison double-face d’où émerge seulement le sexe à traiter à travers un glory hole imaginaire. Il faut abattre cette turgescence dans un temps raisonnable et efficace, pour que le client se tienne enfin tranquille, se détende et somnole. Mais la distance qu’elles prétendent instaurer n’est qu’une protection de façade. Parfois elles ont l’impression de devenir folles. Elles ne répondent plus au téléphone pendant plusieurs jours mais se forcent à se remettre au travail après un ménage maniaque et purificateur de leur local. La seconde phase est plus violente. Elles se retiennent pour ne pas asséner un coup de poing au client qui ne veut rien entendre. Alors elles le bousculent pour le remettre à sa place. Une sorte de syndrome de l’adulte secoué. Moins fragiles que les nourrissons, ils n’en meurent pas.
« - Ça va ?
- Oui, c’était très bien. »  répondent-ils. Ils reviennent tout de même et se tiennent tranquilles.
À Shanghai Beauté, j’essayais de conseiller les filles pour qu’elles ne soient pas envahies. Je leur disais que seules leurs mains devaient être en contact avec le corps du client, et tant qu’elles n’étaient pas touchées, la règle était respectée. Il fallait impérativement qu’elles ne frôlent pas les mains du client avec leur bassin. Je tenais des propos alarmistes pour qu’elles n’acceptent pas les fellations, bien plus dangereuses pour elles que pour le client. Je ne pouvais pas vérifier le comportement de chacune d’elle et je suppose que mes conseils restaient parfois sans effet.



Sophie et Tina

L’hiver, les filles craignaient le rhume ou la grippe qui ne leur laissait pas assez de force pour masser. L’entrée n’était pas chauffée. Elles usaient d’un remède efficace et brutal. Avec un petit peigne sans dents en corne de taureau, elle grattaient le dos de la souffrante jusqu’au sang, ou bien se faisaient poser des ventouses. Parfois, l’une d’elles montait sur la table pour masser un dos avec les pieds. Dès que je n’avais pas de cliente, je les massais les unes après les autres par fragments selon leurs douleurs. Je parais au plus pressé comme un dépanneur.




                     

Une soirée karaoké. 


Même épuisée, Coco recevait la clientèle avec le même allant : « Bonjour, comment ça va ! » Elle passait son bras autour de la taille du client à qui elle donnait l’impression qu’il était l’un des préférés des masseuses. Toutefois elle redoutait les jeunes Maghrébins. Quand une fille disait : « Ce client il est méchant », cela signifiait qu’il la brutalisait et qu’elle essayait de lui résister. Les esclandres se déclenchaient à propos des pourboires non versés à la fille. Le client prétendait que la masseuse les avait cachés. 
Je n’ai jamais su d’où venait l’argent qui permettait à une masseuse d’ouvrir un nouveau salon. Les filles qui travaillaient pendant deux ans, sept jours sur sept, pouvaient gagner à peu près 4 000 euros par mois. Elles envoyaient de l’argent à leur famille restée en Chine. Je crois qu’en retour, par solidarité ou par intérêt, la famille élargie leur avançait les fonds pour monter leur propre affaire.
Régulièrement, quelques honorables Chinois venaient se faire masser. Il s’ensuivait de longues discussions très animées auxquelles je ne comprenais rien. Je n’ai pas saisi le rôle qu’ils jouaient. Ces hommes assez âgés semblaient respectés. Ils venaient le plus souvent pour le soin des pieds. La fille était à leurs genoux et ce positionnement semblait leur convenir. Coco me présentait comme son frère. Il y avait entre nous une réelle amitié. Nous avions inventé une histoire. Mon père serait allé travailler en Chine et aurait eu une fille. Coco serait donc ma demi-sœur. 
Quand je ratais mon train pour Rouen, je pouvais dormir chez elle. C’était un petit appartement au dernier étage d’un immeuble place Clichy. Plusieurs locataires se partageaient l’espace découpé par des rideaux. Après avoir préparé le repas du lendemain pour les filles, Coco s’endormait souvent toute habillée, et repartait le matin dans la même tenue. Pendant le trajet du métro qui nous ramenait au salon, Coco le visage défait, appuyait fortement avec ses doigts autour des orbites et se massait les joues avant de se remaquiller un peu. Nous passions par Belleville pour acheter des babioles décoratives, un maneki-neko,  des huiles anti-douleur à base de camphre et quelques fleurs en tissu. Un vendredi, juste avant mon arrivée, elle eut la visite de trois policiers en civil. Les ayant vus venir, elle a fait sortir quelques filles par la porte qui donnait sur la cour. Elles allèrent se réfugier dans la cage d’escalier de l’immeuble, pieds nus, en petites robes de mousseline. Le couple de concierges envoya un courrier au syndic de l’immeuble pour se plaindre. Coco reçut le double de la lettre. Elle alla frapper à la porte de la loge et tout en se déshabillant hurla devant le couple sidéré : « Je fais ce que je veux de mon corps et si je décide de coucher avec mes clients personne ne m’en empêchera. Je travaille toute seule. » Elle resta en slip jusqu’à ce que le couple revenu de sa sidération referme la porte de la loge. Il me fallut réparer les dégâts. J’ai dû m’excuser pour elle et leur dire que tout cela ne se reproduirait plus. Je me portais garant des bonnes mœurs du salon. Les concierges se sont calmés, et Coco s’est mise à travailler seule. Quatre jours plus tard, tout était redevenu comme avant, et les filles avaient réinvesti le salon. 


Coco s'était mariée en Chine avec un Français qui travaillait en Corée du Sud. Après leur mariage, elle ne supporta pas d'être livrée à elle-même dans un pays dont elle ne parlait pas la langue. Elle divorça.

Coco subissait de la part des différents services d’impôts des tracasseries permanentes. Elle passait des heures le soir, à tenter de se faire aider par tel ou tel client comptable ou entrepreneur. Tombée amoureuse de l’un deux, elle m’avait montré quelques photographies où elle posait en star devant le coupé rouge de son amant. À la suite de scènes de jalousie violentes, il décida de rompre. Coco désespéra des hommes et compensa ses désillusions par la nourriture. 


Coco grignotant un épi de maïs

Les masseuses s’inquiétaient de mon état, trouvaient que je ne mangeais jamais assez, et étaient prêtes à tout moment à me masser. Je les photographiais, recevais leurs confidences que Coco traduisait. Elles voulaient absolument me trouver une femme, une bonne épouse, car elles ne comprenaient pas que je reste seul. Quand l’une d’elles ne venait plus travailler, Coco m’expliquait qu’elle était retournée en Chine pour soigner un parent gravement malade. Mais il m’arrivait de croiser la même semaine celle qui était partie si loin, tout près des boutiques des frères Tang dans le XIIIe arrondissement. Elle me faisait un petit signe de la main, autant pour me saluer que pour me tenir à distance.
Certaines masseuses venaient ponctuellement, une à deux fois par semaine, à la demande d’un gentil habitué. L’un d’eux, à la retraite ne se séparait jamais d’un sac en plastique qui contenait des photographies de sa jeunesse. Il était pilote de chasse et posait aux côtés de sa charmante épouse. Amoureux d’une certaine Sarah, il prenait avec elle un massage de deux heures. Son grand plaisir consistait avant de partir, à embrasser très chaleureusement toutes les masseuses disponibles à l’entrée. Il faisait partie des clients qui pouvaient dépenser entre 500 et 1 000 euros par mois en massage. 
J'avais présenté cette photographie à Sarah, inspirée des années 30. Elle ne l'avait pas appréciée.


Sarah avait choisi la manucure



Un autre client, vieil homme impotent ne pouvait descendre les escaliers. Il était reçu au rez-de-chaussée. Il portait une chapka de fourrure en toute saison qu’il rabattait sur les oreilles. S’appuyant sur sa canne il avait l’allure d’un cocker à trois pattes. Les filles se partageaient le fardeau. Il fallait le déshabiller et le rhabiller. Elles le trouvaient très sale, et venant d’elles qui subissaient presque tout sans se plaindre, ce devait être à la limite du supportable. 
L’un d’eux arrivait en tenue de cycliste professionnel et tenait absolument à rentrer son vélo dans la boutique pour le protéger du vol. Il ne prenait qu’une demi-heure de massage. Il voulait passer la ligne d’arrivée de la finition le plus vite possible. Ce cycliste était peu apprécié. Il ne gardait pas ses mains sur le guidon et le massage ressemblait plutôt à une lutte pour que ses grosses pattes démultipliées n’arrivent pas à destination.
Heureusement, certains d’entre eux venaient simplement pour un moment de détente après le travail. Rien de plus. Je me souviens d’un jeune maçon chinois, qui, à force de soulever des parpaings, avait les doigts recroquevillés et secs qu’il était difficile de déplier.
Un jour Coco me parla de son intention de vendre son local commercial. La ligne Rouen-Saint Lazare était en travaux et il m’arrivait souvent d’arriver en retard ou de rentrer par d’interminables changements de trains et de cars. Je vins de moins en moins travailler et j’avais constitué une clientèle à Rouen. Je lui ai rendu visite quelques mois plus tard, la direction de Shanghai Beauté avait changé. J’ai eu du mal à retrouver Coco mais une de ses amies qui tenait un autre salon m’apprit qu’elle vivait toujours place Clichy. Je suis allé la voir et nous avons pris un verre ensemble. Elle avait vendu son salon et n’avait pas décidé de la suite qu’elle donnerait à sa vie professionnelle. 
Je suis retourné il y a peu au salon. Après trois changements de direction en deux ans j’ai demandé à revisiter les lieux qui sont restés les mêmes, si ce n’est que la porte en accordéon qui séparait les toilettes de la cuisine a disparu. Au sous-sol, même peinture vieux rose, même portemanteau branlant et même tissu sale de velours vert séparant les cabines. Deux cabines sur quatre sont maintenant dotées de matelas. La carte s’est enrichie du massage tantrique. Le tantrique est le même massage qu’auparavant, mais le terme est plus exotique pour assurer au client qu’il aura sa finition.

La façade ne porte plus aucune inscription. Quand j'ai rendu une clé de la boutique à la nouvelle patronne
 elle n'a pas compris. Alors je lui ai montré une ancienne carte de visite mentionnant le nom et l'adresse de "Shanghaï Beauté"


 Je regrette l’impossibilité de revoir mes anciennes collègues de travail. J’aurais pu me tenir informé de leurs migrations vers d’autres salons par l’intermédiaire de forums spécialisés, machistes et glauques. Des nostalgiques de certaines masseuses disparues lancent des avis de recherche. La tâche est compliquée, car chaque patronne attribue un prénom nouveau à la fille qui change de salon. La même peut s’appeler d’un mois à l’autre Pola, Sissi, Linda, Lili ou Melissa. 


Coco voulait une photo la représentant avant que son corps ne vieillisse.



2 commentaires:

  1. Cher monsieur
    Je vis dans un quartier qui voit se multiplier les salons, et avec eux j'entends les rumeurs qui accompagnent leur naissance, d'autant que les clients y entrent si furtivement qu'on les aperçoit à peine. Merci de ce témoignage qui ne cache rien tout en étant respectueux et délicat avec ces femmes qui ne voient jamais le soleil et à qui vous offrez un peu de la lumière du jour. La qualité de l'écriture et le ton de ce texte, mais aussi les photographies qui l'accompagnent, m'ont curieusement rappelé des pamphlets anticolonialistes des années 1920.

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